Le développement durable dans le café, un show de boucane …

JF

par Julie Francoeur

… sauf si on parle de prix

Il y a tellement de gens qui ont le café à cœur et qui y consacrent leur passion. Il y a tellement de bonnes intentions dans le monde du café.

Les baristas, les torréfacteurs, les `Q graders’ et les experts de café investissent temps, sueur et argent dans l’amélioration constante de la qualité d’une tasse de café. Des groupes de réflexion, des ONGs et des pôles agro-industriels s’efforcent d’améliorer la productivité des caféiculteurs en sélectionnant les meilleures nouvelles variétés d’arabica et en finançant des recherches avancées. Des gouvernements comme celui de l’Union Européenne et du Canada adoptent des lois pour lutter contre la déforestation et la violation des droits de l’homme dans la chaîne d’approvisionnement du café.

Pourtant, chaque fois que je lis un autre plan de développement durable d’une entreprise de café, je retiens mon souffle. Vont-ils encore parler de leurs objectifs environnementaux et d’empreinte carbone, de leurs rêves de recyclabilité et de leurs aspirations pour des « communautés de valeurs partagées», sans jamais mentionner le revenu de ceux et celle qui le cultivent ?

Les petits agriculteurs se font avoir partout. J’ai grandi en le voyant de mes propres yeux. Je l’ai vécu quand la ferme familiale de ma mère a dû être vendue au milieu des années 90 à un promoteur immobilier car ils ne pouvaient plus tirer suffisamment de la vente des légumes pour faire face à la hausse des coûts de production. Je l’ai vu en travaillant avec des producteurs de canne à sucre en Jamaïque et en Guyane, avec des producteurs de raisins à vin en Argentine et des producteurs de mangues au Burkina Faso. Partout, les petits agriculteurs luttent sans avoir le pouvoir de négociation nécessaire pour se nourrir tout en nous nourrissant.

Ça va être différent dans le café, je me suis dit. Après tout, n’est-ce pas l’industrie qui a déclaré qu’elle serait la première filière agricole durable au monde en 2015? Le premier engagement derrière cette promesse du Sustainable Coffee Challenge est que les 25 millions de petits producteurs de café aient un «revenu amélioré» et une «rentabilité améliorée». Mais après plusieurs années à travailler en représentation des communautés caféicultrices, j’ai appris que c’est la même histoire qui se répète. Payer les producteurs et productrices de manière équitable devraient être omniprésents dans les engagements des entreprises de café – pourtant, ces mots ne se trouvent encore que dans une poignée de déclarations d’entreprises et de feuilles de route pour la durabilité.

Au lieu de ça, on continue d’imposer des attentes et des exigences aux producteurs. Nous voulons qu’ils augmentent la qualité, augmentent la productivité, diminuent leur empreinte carbone, passent à des techniques de production régénératives, disposent d’images satellite de toutes les fermes afin qu’ils puissent prouver leur conformité aux lois sur la déforestation, mettent en œuvre des systèmes de contrôle interne pour surveiller et remédier aux violations des droits de l’homme et de l’environnement, obtenir un 3e certificat biologique car aucun pays ne reconnaît le même, et ainsi de suite. Ce qui est trop souvent oublié est que tout cela entraîne des coûts supplémentaires pour les producteurs.

Ajoutez à ces attentes du marché le fait que les agriculteurs sont à l’avant-garde du changement climatique, qui agit comme un multiplicateur de risques.  Les problèmes auxquels les caféiculteurs étaient déjà confrontés – faibles rendements des cultures, insécurité alimentaire, pénurie d’eau, conditions météorologiques extrêmes telles que la sécheresse et les inondations – sont exacerbées en raison des changements climatiques. Le réchauffement de la planète n’a pas seulement un impact drastique sur la production de café, elles mettent en danger le futur de communautés entières qui en dépendent.

Et encore une fois, cela rend la production de café plus chère pour les caféicultrices et caféiculteurs.

J’ai rencontré de nombreux professionnels du café qui croient honnêtement que les agriculteurs ont juste besoin de produire plus de café, de meilleure qualité, pour être plus riches. Inutile de parler de prix. Les agriculteurs ont vu émerger des programmes d’amélioration de la productivité et de la qualité à gauche et à droite. Bien qu’ils soient les bienvenus et nécessaires, on sait qu’ils ne fonctionnent pas si les agriculteurs ne sont pas payés un juste prix pour leur café. En fait, on a vu des coopératives être plus productives et avec un café de meilleure qualité mais faire moins de profit car les coûts de ces investissements dépassaient leurs retombées. Quand les coopératives de café INVESTISSENT dans la productivité, INVESTISSENT dans la qualité, INVESTISSENT dans la transition bio régénérative ; elles dépensent directement de leurs poches. Et le prix du café à la bourse joue contre eux, constamment.

Norvey Vaquiro avec ses trois enfants et femme, de la coopérative ASOBRIS, Colombie

Pendant que certains torréfacteurs spécialisés se targuent parfois des prix élevés qu’ils ont payés pour des micro-lots primés, on sait que les producteurs ont besoin de ces hauts prix pour subventionner le reste de leur récolte qu’ils ont dû vendre au prix de la bourse.

L’industrie ne peut pas continuer à sous-payer les producteurs, tout en s’attendant à ce qu’ils fassent mille culbutes au nom du développement durable. Durable pour qui ? Les producteurs ne peuvent pas `durer` avec les revenus actuels, ils et elles méritent une amélioration radicale.  

Qu’est-ce qui se passe lorsque les caféicultrices et caféiculteurs ne font pas assez d’argent de leur café ? En premier lieu, la génération suivante n’est plus intéressée à reprendre la ferme ou à s’impliquer dans le café, ils n’y voient pas de futur. Même les caféiculteurs actuels décident d’abandonner la culture. Une étude portant sur la migration et les communautés de café au Honduras a révélé des liens directs entre les baisses du prix du café et les hausses de la migration vers les États-Unis. Une baisse du prix du café de 1,60 USD à 1,40 USD prédit une augmentation stupéfiante de 120% de la migration dans une municipalité productrice de café. Même une légère baisse de 5 cents du prix du café prédit 14 400 migrants supplémentaires en provenance du Honduras. Les revenus du café sont clé pour la cohésion sociale pour tellement de communautés rurales.

Nous devons sérieusement remettre en question les prix payés pour tous les cafés. Pour faire ça, il faut commencer par se poser les vraies questions.

Chez Fairtrade, on a fait une grande transition pour passer des questions simples « comment peut-on s’assurer de couvrir les coûts de production? » à poser des questions plus difficiles comme « combien une famille d’agriculteurs doit-elle gagner pour avoir une vie décente ? » Et on s’attaque à ces questions-là de façon très spécifique au contexte comme « quel niveau de productivité est vraiment réalisable par un petit agriculteur type dans les montagnes de Colombie? » » ou « Quelle est la taille d’un terrain viable en Éthiopie pour qu’une pleine famille en vive ? » et « À quel moment la qualité est-elle suffisante et tous les investissements de qualité en valent-ils la peine ? » Bien que les réponses ne soient pas toujours faciles et directes, elles sont essentielles si on veut bien faire les choses.

Pour essayer de répondre à ces questions, Fairtrade a fait le travail acharné à partir de zéro, depuis la base. On travaille directement avec les coopératives de café pour suivre au fil du temps leurs coûts de production réels par rapport aux revenus des ménages. En partenariat, on organise des tables rondes au niveau national avec toutes les parties prenantes. Ces tables rondes, de façon prioritaire, ont les coopératives de café à leur tête. Ensemble, on définit des indicateurs communs importants tels que des objectifs de productivité réalistes et la taille de terrain viable pour qu’une famille puisse vivre de sa ferme. Ces tables rondes nous permettent de parvenir à un accord commun sur les prix par livre de café vert vendu nécessaires pour que les agriculteurs atteignent un revenu décent. On appelle ça nos Prix de Référence pour un Revenu Décent et on les a déjà définis pour plusieurs origines.

On doit bien sûr être prêts à agir une fois qu’on a obtenu les réponses à nos questions. C’est pourquoi, après de solides études sur les coûts de production en 2022 et de larges consultations publiques, nous avons pris la décision audacieuse d’augmenter notre outil de protection le plus célèbre : le prix minimum Fairtrade. Le mois dernier, Fairtrade a annoncé une augmentation de 30 % du prix plancher, ce qui offre aux producteurs de café une protection plus solide contre les baisses du prix du café à la bourse. On a également augmenté le différentiel que les productrices et producteurs certifiés biologiques Fairtrade reçoivent, car les coûts de la production biologique ont augmenté rapidement dans les dernières années.

 Si les prix payés ne sont pas juste pour les caféiculteurs, cela ne devrait pas être qualifié de commerce responsable, éthique ou encore moins équitable, et ce n’est certainement pas durable.

Il est temps que l’industrie fasse un examen de conscience et commence à se poser des questions difficiles. On sait que l’industrie du café a l’enjeu à cœur. On sait que les consommateurs aussi.

Prouvons aux communautés caféicultrices que le développement durable peut être autre chose qu’un show de boucane.

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